“La réflexion n’est plus le passage à un autre ordre qui résorbe celui des choses actuelles, c’est d’abord une conscience plus aiguë de notre enracinement en elles.”
Merleau-Ponty1
Je vous présente un dernier ouvrage en matière de réflexivité à propos de l’anthropologie : De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive, Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux sous la direction de Christian Ghasarian. Onze chercheurs nous livrent leurs retours réflexifs sur leurs différents objets de recherche et les difficultés d’aborder le terrain : comment trouver sa place, comment la justifier, comment se positionner entre le travail du chercheur (profession) et l’homme que l’on est au milieu de nos semblables ? La part des émotions est vivace dans chacun des chapitres.
Dans cet ouvrage, j’ai apprécié le choix variés des témoignages : terrains lointains et terrains proches se côtoient, nous offrant quelques réflexions sur l’adaptation dont l’anthropologue doit faire preuve (le syndrôme du caméléon2). En guise de conclusion, j’ai encore une fois découvert l’écriture de Maurice Godelier, une écriture que j’avais déjà rencontrée avec L’énigme du don : j’aime ses mots et j’ai découvert avec son témoignage la puissance de l’écriture qui se veut avant tout message pour autrui.
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Idéalement, tout “bon terrain” combine les points de vue de l’insider et de l’outsider et les ethnographes vont et viennent entre l’observation et la participation, selon les situations. [...] Cette tension entre vues du dedans et du dehors est particulièrement examinée par la littérature de l’anthropologie réflexive. (Ghasarian, 2002, p. 10)
D’où l’importance de ce que Pierre Bourdieu apelle l’ “objectivation participante”, c’est-à-dire l’objectivation du rapport subjectif du chercheur à son objet. Cette démarche consiste à ne pas être naïf dans sa recherche et à garder une démarche réflexive [...]. ( Ibid., 2002, p.11)
En ce sens, la réflexivité, le “retour sur soi” et son activité sont les seuls remèdes à l’intellectualisation et les moyens d’améliorer la qualité d’une recherche. ( Ibid., 2002, p.12)
Chaque texte écrit par des chercheurs en sciences humaines n’est pas le reflet d’une réalité mais plutôt celui d’une sensibilité. ( Ibid., 2002, p.13)
La “réflexivité” devient triviale si elle signifie simplement une introspection psychologisante et autocentrée du narrateur ou si elle ne fait qu’alimenter un pur relativisme. ( Ibid., 2002, p.14)
Tout en complexifiant l’ethnographie, l’élargissement des recherches aux objets proches – appréhendés avec réflexivité – permet à l’anthropologie de se renouveler et de conserver son utilité dans le monde contemporain. ( Ibid., 2002, p.22)
Elle (la démarche réflexive) ne doit donc pas se tromper d’objet et conduire l’ethnologue à mirer sa propre image à travers le prisme du terrain. (Fainzang, 2002, p.63)
Le maintien de cette distance passe par l’adoption d’une posture intellectuelle qui consiste à considérer tous les matériaux recueillis comme étranges, sinon étrangers à soi. [...] Même culturellement proche, l’ “informateur” doit rester un autre. (Ibid., 2002, p.70)
L’anthropologue n’est nullement concentré sur son identité, mais tourné vers le dehors. Il ne cherche pas à atteindre une connaissance du “moi”, mais se dirige au contraire méthodologiquement vers une compréhension du “non-moi”. La pensée qui l’anime est une pensée de la relation et de la traduction et non de la séparation de l’intérieur et de l’extérieur, du dedans et du dehors. (Laplantine, 2002, p. 144)
C’est cette idée tenace qui proclame que l’altérité est “au dehors” et l’identité “au dedans” qui continue à faire obstacle au mode singulier de connaissance qui est celui de l’anthropologie pour laquelle, il y a du moi dans l’autre et de l’autre dans le moi [...]. (Ibid., 2002, p.144)
Le texte anthropologique est non seulement confronté, mais traversé par une parole autre. Il est constitué d’altérité c’est-à-dire de la rencontre des autres. (Ibid., 2002, p.151)
La mise à distance de son “moi”, du “soi” est une des pré-conditions mêmes du travail anthropologique. Et cette mise à distance est à refaire tous les jours. Le travail sur soi doit être permanent. (Godelier, 2002, p.193)
[...] l’histoire, ce n’est pas seulement un jeu de miroirs, ce sont des rapports de force, des rapports d’aliénation, de mystification, de coopération et aussi de destruction [...]. (Ibid., 2002, p.197)
Dans la poésie, on suscite des émotions et l’émotion est un moyen de communication. (Ibid., 2002, p.200)
Le terrain vous transforme. Cela veut dire que les autres vous transforment si on sait les écouter et si on réfléchit de façon décentrée par rapport à soi sur ce que l’on voit et sur ce que l’on entend. (Ibid., 2002, p.207)
Être anthropologue pleinement, ce n’est pas se contenter de l’anthropologie. (Ibid., 2002, p.210)
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Ghasarian C. (2002). De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive, Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. Malesherbes, France : Armand Colin.
- Merleau-Ponty M. (1960). Signes. Paris, France : Gallimard.
- Fainzang, 2002, p.71